Hommage à Françoise Héritier par Lucile Gubler, avec un enregistrement diffusé par le CNRS
“Au moment de refermer l’année 2017, une pensée pour quelqu’un qui a fait moins de bruit, en nous laissant, que certains autres.
Étrangement rapprochés par la mort, comme l’avaient été Edith Piaf et Jean Cocteau le 11 octobre 1963, Jean et Johnny ont suscité une intense émotion. Chacun a reçu son hommage : national pour le premier, avec un discours truffé de citations littéraires et le dépôt symbolique d’un crayon sur son cercueil par le président Macron aux Invalides, populaire pour le second dont le cercueil a descendu les Champs Elysées entouré de « ses » bikers, au milieu d’une foule compacte venue dire adieu à son idole de toujours….
C’est Françoise Héritier que nous honorons aujourd’hui, ethnologue-anthropologue disparue le 15 novembre. Par chance, « anthropologue », s’écrit de la même façon pour un homme ou une femme et cette orthographe ne déclenchera donc pas de tollé. Quant au pedigree de cette femme exceptionnelle de savoir et d’autorité, il fait l’unanimité…….
Devenue directrice d’études à l’EHESS, elle fut ensuite élue au Collège de France à la chaire d’anthropologie, succédant en 1983 au géant Claude Lévi-Strauss, « homme de parole, d’écrit et d’inventivité, qui trouvait de l’ordre sous le désordre», comme elle le disait. Au moment de définir le titre de son programme, qui doit être personnalisé par chaque titulaire, elle ne peut pas reprendre celui de Claude Lévi-Strauss, bien que son thème soit identique. Elle choisira l’ « Etude comparée des sociétés africaines », qui lui vaudra ce commentaire lumineux de Lévi-Strauss : « L’important dans tout ceci, c’est le mot comparer ». Elle est la deuxième femme à y enseigner, après l’helléniste Jacqueline de Romilly. «Les professeurs du Collège de France étaient des hommes intelligents et courtois, racontait-elle. Cela n’a pas empêché certains, lors de mon élection, de barrer mon nom, par principe, du seul fait que j’étais une femme. Je pense avoir toujours été considérée comme leur égale, intellectuellement. Cependant, j’ai souvent senti, derrière la courtoisie, quelque chose de l’ordre de la condescendance».
Elle prend aussi la direction du Laboratoire d’anthropologie sociale où elle enseigne jusqu’ en 1998.
Engagée dans la lutte contre la discrimination, Françoise Héritier a été présidente de 1984 à 1995 du Conseil national du sida et membre au comité consultatif d’éthique. Elle a participé à des prises de décisions dans des domaines divers, impactant la société civile.
Elle nous a ouvert les yeux à tous et à toutes, en écrivant noir sur blanc que la domination du masculin sur le féminin remonte aux origines de l’humanité. L’homme a réalisé qu’il ne pouvait procréer et que ce potentiel de la femme d’engendrer un être non seulement à son image à elle, mais également à l’image de l’homme, était celui qui permettait la perpétuation de l’espèce. Le détenir était synonyme de pouvoir. Par ses études comparées, elle met en lumière le fait que dans toute société humaine, le masculin l’emporte sur le féminin, par la volonté du genre masculin, généralement acceptée par le genre féminin, de créer une hiérarchie entre les sexes. Cet état de fait se décline dans le comportement, dans le langage, dans les lois : bref, dans toute construction du genre humain. «Rien de ce que nous faisons ou pensons, systèmes de vie, d’attitude et de comportement, n’est issu directement de lois naturelles», déclare-t-elle.
Bonne nouvelle : cette domination n’est pas inscrite dans les gènes. Puisqu’il s’agit d’une construction, elle relève du culturel, de l’acquis et non de l’inné. Dès lors, il est possible de changer cet ordre des choses !
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Françoise Héritier s’est illustrée également par un ouvrage sorti en 2012, le Sel de la vie, qui fait toucher du doigt que notre existence à tous est faite d’une succession de moments parfois furtifs où nous prenons conscience du bonheur d’être en vie, de notre présence au monde, qui nous remplit d’une sensation qui nous constitue. En cela elle rejoint les sages orientaux. Son but ? « Redonner du sens et de la noblesse à tous ces petits riens et perceptions qui font notre individualité, ce que nous sommes ». Son inspiration ? Une série d’instants gravés en elle, « Sa grand-mère maternelle par sa douceur et sa façon de manier le verbe avec son parler bourguignon, roulant les « r », et par son art de la belle parole, l’amitié, terreau indispensable pour nous faire vivre » Propos de Françoise Héritier entendus dans une émission de radio
Sans jamais pontifier, elle nous donne juste envie de l’écouter encore, et de faire entendre ses propos comme une histoire dont on a envie de savoir la suite. Et si c’était la façon la plus efficace de transmettre sa pensée ? Ne résistons pas au plaisir de quelques instantanés :
« Le mal commence avec l’indifférence et la résignation. »
« Il n’y a guère de plus grande satisfaction que celle d’avoir passé quelques heures dans une conversation à bâtons rompus, pleine de vivacité, de renversements, de tête-à-queue, de retours en arrière, de mots d’esprit, de fous rires, de mines offusquées…avec une amie. Ce sont des moments de grâce et de grande vérité. »
« C’est cette capacité d’alterner aisément austérité et prospérité, maladie et santé, rage de vivre, peur de mourir, qui me donne force et résistance. »
« Je menai à bien une licence d’histoire et de géographie, seule valide pour les filles, alors qu’il existait deux licences séparées, l’une d’histoire, l’autre de géographie, pour les garçons, l’explication de cette différence étant que les filles n’étaient pas suffisamment armées intellectuellement pour les difficultés théoriques des questions difficiles de géographie ! Les lectrices aujourd’hui n’en croiront pas leurs yeux, mais c’est pourtant authentique. »
« Dire que les femmes ont le droit de se vendre, c’est masquer que les hommes ont le droit de les acheter. »
« Les femmes sont dominées non parce qu’elles sont sexuellement des femmes, non parce qu’elles ont une anatomie différente, non parce qu’elles auraient naturellement des manières de penser et d’agir différentes de celles des hommes, non parce qu’elles seraient fragiles et incapables, mais parce qu’elles ont ce privilège de la fécondité et de la reproduction des mâles. »
« Le rire instaure une liaison forte entre les humains parce qu’il concrétise un continuum entre les corps qui se régénèrent dans les soubresauts et l’esprit qui s’aiguise. Nous sommes heureux de rire ensemble parce que nous sentons et pensons de la même manière. »
Oui, ses interviews sont accessibles sur le net. Cependant, sa voix risque d’être quelque peu couverte par d’autres évocations plus visibles et plus sonores. Alors personnellement, je continuerai de vagabonder au creux de ses riches pensées – ça me fera passer cette fin d’année et le début de la nouvelle avec exactement ce que j’ai envie d’avoir en tête.”
Lucile GUBLER
lucile.gubler@gmail.com